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l'ouverture d'esprit au cœur de la transmission

Pierre: Dans l'agroécologie, il y a déjà le mot écologie, c'est ce mot-là qui me plait le plus. Il faut faire attention à la nature, à tout ce qui nous entoure. Pour moi, l'écologie, c'est replanter des haies, soigner les animaux pour que la ferme soit pratiquement autonome (…). Ça prend forme en discutant avec Simon aussi, avec le fils, de ce qu'il se passe ailleurs, de comment les autres font, de ce qui serait intéressant à faire dans notre ferme, d'après nos terres, nos infrastructures qu'on a ici. Et puis, l'amour de la nature et l'amour des animaux, le respect de tout ça.  Moi c'est toujours le mot qui me revient moi, c'est le respect. A partir du moment où on respecte la nature, on respecte les animaux, ben on est déjà parti vers quelque chose de …. de magnifique complète Maria.

Ces quelques mots plantent le décor de la philosophie familiale : le respect du vivant, l’ouverture aux autres tout en restant fidèles à leurs valeurs personnelles et à leur objectif de rémunération digne… Ce texte dresse le portrait d'un couple d'éleveurs, fiers de leur système, et de leur métier. Il aborde également la transmission de leur ferme, en toute transparence avec leur fils Simon.

Chaleureusement, l’éleveuse nous invite à nous asseoir en compagnie de Pierre, son époux. Immédiatement leur complicité s’affiche : ils construisent leurs phrases ensemble.

Pierre: Je dis toujours qu'on n'a pas un métier, on en a dix. On est éleveur, un peu vétérinaire, agronome , …

Maria: Gestionnaire , …

P: Gestionnaire, comptable. On a plein de casquettes : mécanicien, constructeur. On est tous ces métiers là je pense.

M: Je pense aussi, pareil. 

Tout en détaillant les nombreuses facettes de leur métier, le couple décrit leur répartition des tâches et leur respect réciproque avec leur fils Simon, futur repreneur de leur ferme bio.

P: Quand on a un vêlage qu'il faut intervenir, il faut parfois tirer le veau, ça fait partie du métier de vétérinaire. Puis tout ce qui est papier, c'est très important maintenant à la ferme, c'est même presque plus important que le reste. C'est Maria qui s'en occupe. (…) Agronome aussi, il faut savoir s'occuper des terres, voir un peu les besoins qu'il y a. Ça, c'est Simon qui s'en occupe beaucoup. Tout ce qui est élevage, faire les rations pour les bêtes, c'est aussi un autre métier.

Aux côtés de leurs valeurs personnelles et de leurs différentes casquettes, la fierté du métier les guide dans leurs actions. Il leur tient à cœur de donner une bonne image du métier, notamment au travers de pratiques irréprochables qui se reflètent par "des animaux en bon état, par des pratiques respectueuses du milieu et du voisinage".

P: J'aime bien donner une bonne image de ce que je fais, sortir des bêtes en bonne santé, de respecter l'environnement, de faire des clôtures pour que les vaches ne sortent pas, de planter des haies comme on vient de faire… Donner une bonne image de l'agriculture. Parce que pour moi, si vous donnez l'envie aux gens de manger de la viande, il faut qu'on leur donner une bonne image de l'agriculture.

Pas-à-pas, les étapes conjointes de la ferme et de la vie de famille

Pierre: C'était une toute petite exploitation, c'était Maria qui était agricultrice et moi je travaillais à l'extérieur, ce n'était pas suffisamment important que pour vivre dessus.

En 1992, Maria a repris l’élevage du petit troupeau de Blanc-Bleu de son beau-père. Pierre l’aidait, en plus de son travail salarié d'ouvrier en agro-industrie puis en foresterie comme débardeur à cheval. Ce rythme de "doubles journées" n’étant plus tenable, ils ont décidé de remanier la ferme pour permettre l’arrivée de Pierre.

J'en avais marre de faire vivre tous ceux qui tournent autour de moi, et moi crever la misère, c'était vraiment ça. Quand on avait fini de payer tout le monde, il ne reste rien. Donc je me demandais pourquoi tous ceux qui tournent autour de moi peuvent vivre et pas moi? Donc, on s'est mis à chercher une autre solution.

En 2011, un premier grand tournant est opéré: celui de la conversion en agriculture biologique et du changement de race inhérent. Cette conversion au bio émane de ce changement de regard sur la stratégie économique de la ferme tout en les confortant dans leurs valeurs personnelles.

On est parti vers le bio. Déjà moi je ne supportais pas le pulvérisateur, ça m'arrangeait très très bien. Pour la race, on s'est fait conseiller par notre vétérinaire, je lui ai demandé quelle race il faut pour remplacer la Blanc-bleu. Il m'a dit de prendre la Limousine, c'est celle qui sera la plus rentable dans la ferme, par rapport à d'autres races, et la plus facile à élever (…) et malgré tout, elle a une certaine valeur à la vente.

Cette conversion en bio et le souhait "de ne plus faire vivre ceux qui tournent autour de moi" ont comme conséquence directe une recherche d’autonomie. Les dépenses sont calculées et stratégiques. Simon se charge lui-même de faire les mélanges de semences des fourrages semés. Avec une disponibilité de terres supplémentaires rendue possible grâce à des solidarités entre pairs, ils ont pu renforcer leur production fourragère sur la ferme. L’achat d’une bascule permet de peser les animaux et ainsi d’avoir l’œil sur leur développement, d’adapter les rations mais aussi de surveiller le poids des carcasses communiqué par l’abattoir.

Les changements ne vont cependant pas nécessairement de soi et n’emportent pas obligatoirement l’adhésion. Changer de race, se diversifier est considéré par ces éleveurs comme "très compliqué". Sortir des routines de pensée, des habitudes ancrées dans un système est une pratique exigeante. Certains repères identitaires peuvent être fragilisés, des tensions peuvent apparaitre entre des formes différentes de pratique de l’agriculture ou entre les maillons d’une filière. Le couple se rappelle leur passage au bio: Au départ, le marchand d'aliment et le marchand de bêtes, c'était "tu ne gagneras rien avec ça, ton capital, ça ne va pas". Le marchand d'aliment disait "ça ne vaut rien ces bêtes-là".

Maria avec les poussins

Le changement s’est poursuivi en 2013, avec l’ajout d’un élevage intégré de parentaux de volaille de chair bio. Cet élevage permet à la ferme de générer un second salaire et ainsi l’arrivée de Pierre sur la ferme à temps plein. Enfin, c’est en 2017 que la famille s’installe dans une maison près des hangars et quitte la vieille ferme.

Malgré une fierté du système actuellement en place, la famille déplore leur rupture avec le consommateur. Parfois on aimerait être plus fier de ce que l’on fait parce que lâcher le veau dans le camion, mais on ne sait pas si le consommateur est content au final. Ça valoriserait vraiment notre travail de savoir que l’on a fait une bonne vache. Comment rapprocher éleveur et mangeur sans nécessairement créer un commerce à la ferme? Voilà un chantier à réfléchir selon Pierre en attente de renforcer l’attractivité du métier par celle du produit.

«Chacun fait sa ferme comme il peut» - une économie de la modestie et une fierté ?

Cette évolution progressive relève d’une ligne de conduite spécifique: avancer pas-à pas afin de préserver son autonomie, limiter les investissements et préserver l’équilibre de la dynamique familiale.

M: On n'aurait jamais su…

P: Il fallait avancer petit à petit pour réunir les fonds et pouvoir effacer certaines dettes, rembourser quelques crédits avant d'en refaire d'autres. Nous en sommes sortis par nous-même, on n'a pas été aidé. Fatalement, il faut des années avant de pouvoir réunir tout ça. Il faut presque une génération pour construire la ferme quoi.

Le maintien d’une ferme familiale qui "produit sans devenir productiviste" se construit ici sans renier totalement les apports du productivisme. La recherche d’autonomie tend à se détacher, tant que faire se peut, de l’emprise d’un contexte fluctuant.

P: On prend ce que la nature nous donne, point barre, on ne sait pas aller beaucoup plus loin que ça. Il faut essayer de s'adapter aux variétés des céréales… S'adapter à la race, s'adapter à plein de choses quoi.

La ferme est adaptée aux membres de la famille et aux opportunités qui se présentent ou non à eux. Cette stratégie implique une forme de modestie: choisir de rester petit mais également productif pour pouvoir vivre dignement de son métier. Ceci s’accompagne d’une posture très humble de cette famille d’éleveurs qui nous partage leurs choix, leur philosophie et les valeurs dont ils sont fiers mais sans prétendre nullement proposer un modèle ou se placer en position de donneur de leçon ou de conseil.

La ferme familiale est ainsi en adaptation permanente. Même si cette adaptation se fait au prix d’efforts et avec une forme d’obligation de résistance aux difficultés, elle est porteuse de sécurisation face aux risques. L’organisation familiale propose des moyens de résilience silencieux à visibiliser pour soutenir l’image des praticiens et renforcer l’attractivité du métier. Simon nous explicite la base de leur raisonnement: C’est une petite ferme qui essaie de tout optimiser pour faire un peu de rendement. Cela suppose, confirme Pierre, que pour les tracteurs, on essaie de rester raisonnable, pas trop consommer. Ou tu as une panne avec une machine, tu ne vas pas nécessairement aller au garage avec ta machine, tu vas essayer dans un premier temps de réparer toi-même, pour éviter des frais inutiles. Maria complète: on n'avait pas d'étable moderne donc on devait tout faire par nous-même. Quand on est un peu limité en terrain, il faut être inventif ! avance Pierre. Oui il n’en faudrait pas moins, ça non! Le but c’est quand même que cela nous rapporte aussi. C'est qu'on ne travaille pas pour rien, il faut que ce soit rentable. Je pense que c'est quand même primordial. Se faire crever à travailler et ne rien gagner, ça ne rime à rien. Il ne suffit pas d'aimer le travail qu'on fait, il faut quand même que ça rapporte quelque chose conclut Maria.

A la débrouille technicienne du "faire soi-même si possible" s’ajoute la réactivité imposée par le soin des animaux "qui n’attendent pas le dépanneur". Le troupeau est également une variable d’ajustement, témoin de l’optimisation évoquée par Simon. Ainsi, la taille du troupeau n’est pas fixe: elle évolue au gré du contexte et pas vers un accroissement perpétuel. La stratégie suivie par ces éleveurs est de vendre plus ou moins d’animaux selon les aléas climatiques, selon "le tas de silo et le tas de grains", ou encore selon le sexe des animaux nés.

Une ouverture d’esprit qui rend possible le changement de pratiques

Ce qui nous fait avancer aussi c'est une ouverture d'esprit, il ne faut pas être braqué sur des anciennes méthodes et tout ça. Il faut avoir une ouverture d'esprit sur tout ce qui change: aussi bien le climat que le consommateur… Il faut s'ouvrir au monde. Tu vois, je pense que ça joue beaucoup l'ouverture d'esprit, c'est fort important, ne pas rester cloitrer dans sa ferme et ne rien vouloir voir ou écouter quoi proclame Maria.

La découverte d’autres techniques, l’écoute de nouveaux avis, le déplacement de point de vue n’impose pas de devenir tout autre. Être soi implique de ne pas se laisser définir par l’extérieur uniquement et n’implique pas d’être enfermé sur soi-même.

Constatant la diversité des positions face au mouvement bio, Pierre expose sa propre conception en insistant sur un point: Il n’y a pas un type d’agriculture mais autant d’agricultures que de fermiers. Il y a de la rivalité. On parle avec les autres agriculteurs mais pas d’agriculture. On parle des prix et du temps. Certains sont plus passionnés de tracteurs et d’autres font la même agriculture que papa et n’ont pas évolué. Ils ne se remettent pas en question et se plaignent que ça ne va pas.

Les réseaux tels que Terraé sont identifiés comme des espaces de partage de l’information, des résultats d’essais mis en place par les membres. Ici encore, s’ouvrir à l’extérieur, solliciter les avis des pairs ou d’experts, se renseigner, s’inscrire dans des échanges importe aux éleveurs de Tenneville. C'est tout d'abord un dialogue entre nous, et puis on se renseigne et on voit ce qu'on peut faire. Aussi avec le conseiller Natagriwal, on en parle avec lui et c'est lui qui nous donne aussi des conseils, on a un plan agroenvironnemental. Une condition est énoncée clairement: il faut aussi pouvoir s’approprier avec un œil critique les connaissances partagées pour les adapter au contexte de la ferme.

Il n’y a rien d’évident souligne Simon. Chacun ses idées et avec internet on sait se renseigner sur plein de choses qui se testent en France ou en Belgique. Ce n’est pas toujours facile à transposer mais il faut tester. Sur papier c’est toujours bien, mais il y a toujours des agriculteurs qui défendent des produits qui au final, s’ils n’en mettaient pas, ça ne changerait peut-être pas nécessairement grand-chose donc à voir!

Il y a toujours à apprendre affirme Pierre. Parfois "ah oui mais j'ai déclaré ça comme ça" ou "tiens tu t'es renseigné pour tel truc? " Ah non je n’avais pas vu. Ça sert toujours.

La transparence au cœur du processus de transmission

On a accompli ce qu'on devait accomplir. Maintenant, c'est notre fils qui fera ce qu'il voudra. Je pense qu'on a fait ce qu'on devait faire. La fierté du devoir accompli de Maria permet de céder la place et de laisser sereinement le champ libre au successeur qui a été accompagné, qui a grandi avec et a fait grandir également. L’avenir est bien présent au quotidien, il est assuré et rassurant: la relève s’est installée.

Au cœur de cette transmission, une ouverture d’esprit qui permet à chacun de prendre sa place et non d’occuper celle laissée par autrui. Entre continuité et changement, certaines voies sont décrites comme tracées par les membres de la famille. Simon justifie par exemple son choix de reprise comme suit: Depuis que je suis enfant, je suis là-dedans et je sais que je veux faire ça. Ça n'a jamais été une interrogation. Eux (ses parents) me posaient souvent la question "tu es sûr, tu es sûr ?" mais ça n'a jamais été vraiment une question. Ça a toujours été une direction claire. Les parents confirment: depuis qu’il est tout petit Simon les accompagne dans leurs travaux. Maria se souvient avec tendresse: Quand il ne savait pas venir avec moi, il pleurait donc… Combien de fois on ne l'a pas retrouvé dans les cages des veaux, en train de parler aux veaux ?

Le processus d’adaptation lié à la transmission se fait depuis plusieurs années déjà. La sollicitation du point de vue du repreneur construit la transmission d’une ferme qui porte déjà la trace de ses choix. Pierre explique: Ça fait des années qu'on décide ensemble, même si on doit acheter une machine ou quoi, ce n’est pas moi qui décide seul. Si je veux acheter tel tracteur "oui moi je n’aime pas ce tracteur-là" alors on en discute avant et puis voilà. Ce n’est pas moi qui fait à ma manière dans mon coin à acheter ce que j'ai envie, on en discute ensemble et on voit si ça convient à tout le monde et voilà. Dans les animaux c'est pareil, tous les achats qu'on fait…

Maria poursuit: on n'est pas toujours d'accord à 100%, Simon dit parfois "cette bête-là, il faudrait la vendre pour moi" et parfois tu réponds "et mais tu voudrais vendre tout". Il y a des choses que tu n'es pas toujours d'accord. Je veux dire par là que tout n'est pas toujours pile en accord non plus. Pourtant Simon conclut: Mais on en discute !

Pierre a délégué à Simon le choix des taureaux d’insémination. Si on va acheter un nouveau taureau reproducteur, Simon valide si on prend celui-là ou celui-là. A la limite, c'est lui qui prépare déjà son troupeau aussi quoi. Le fils confirme: La génétique, ça se construit sur le long terme, donc il faut déjà y penser à l'avance. C'est le côté pratique d'avoir le troupeau qui correspond à ce que j'aurai envie. La conversion conventionnel/bio, ça a été compliqué. Acheter un nouveau troupeau, déjà se séparer de l'ancien alors qu'on s'y attache, c'est un travail de génétique depuis mon grand-père déjà. C'est des années de suivi. Et puis acheter des animaux à l'extérieur, c'est potentiellement, les maladies, et on en a eu, des animaux plus craintifs… Ça a été compliqué.

La transparence de la comptabilité est, de l’avis des éleveurs, un levier à la transmission de leur ferme à leur fils. La comptabilité est déjà réalisée par Simon, qui s’assure ainsi de la viabilité de l’activité. La comptabilité, même si ce peut être compliqué à faire, permet d’objectiver entre tes entrées et sorties. Il faut être capable de le lire et avoir les bonnes données. Et on ne lui cache rien affirme les parents.

Certes la transmission douce peut sembler facilitée par son caractère intrafamilial mais combien de contre-exemples peuvent être brandis ? Les valeurs ne sont pas toujours partagées entre deux générations différentes. Bien que « la ferme tourne », les parents ne cherchent pas à convaincre Simon de reproduire leur modèle. Il n’y a pas de stabilité absolue, mais des adaptations continues discutées en contexte et un droit de questionnement des pratiques et des idées préconçues.

Toutes les pratiques agricoles ont changé énormément depuis qu'on fait la ferme, il a fallu s'adapter et évoluer avec les pratiques.  Et Maria de compléter son époux: Il ne faut pas rester "je fais comme papa et je ne bouge pas". Non, il y a tellement de choses qui bougent qu'on doit bouger aussi.

Transparence, compromis et ouverture sont des qualités cultivées dans cette famille et permettent la transmission. J'essaie toujours, dans la mesure du possible, de faire ce qu'il me demande soutient Pierre. On fait des essais, on voit si ça marche ou si ça ne marche pas. Si ça ne marche pas, on ne recommence pas et si ça marche, on continue. Et voilà. C'est en se cassant la figure et en se relevant qu'on voit si ça marche ou pas. On essaie plein de trucs, moi j'aime bien, ça me fait plaisir, ça bouge! Agriculteur-testeur, voilà peut-être encore une casquette supplémentaire pour cette famille d'éleveurs.

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